PAYS ET PEUPLES RUSSES

Que n’a-t-on dit de la plaine russe, de ses horizons sans homes, de son uniformité, de son climat extreme, pour tenter d’expliquer la psychologie de ceux qui l’habitent? Rien de plus séduisant. en effet, que de chercher d'établir un lien de cause à effet entre la nature d’un pays et le caractère du peuple qui y reside. Rien de plus décevant, toutefois, que cette tentation.

On peut, sans doute, déduire de I'etude des faits quelques lois très générales : constater, par exemple, que les riverains des mers ont des vues plus larges, un esprit plus entreprenant que les habi­tants de l’intérieur des terres; ou bien que I’atmosphère embrumée du Nord porte a la reverie, au mysticisme, tandis que le soleil rend le cerveau plus clair, plus rationnel. Mais que d'exceptions à ces sois-disant règles : c’est ainsi que les peuples qui occupent les bords de la Baltique orientale, et qui sont de race finnoise. lithuanienne ou slave, ont laissé les Suedois et les Allemands s’emparer de leurs cotes et monopoliser leur commerce maritime; c’est ainsi que l'Espagnol, brule du soleil, est tout aussi mystique que l’Allemand, et l'est sans doute beaucoup plus que l’Anglais.

S’il est, dans le domaine des influences géographiques, une loi qu’on puisse considérer comme a peu près stable, c’est celle qui veut que la nature d’un pays donné conditionne les occupations de ses habitants et, par memo, agit sur leur caractère. Les sols arables, par exemple, créent un type humain bien déterminé : le paysan prudent et économe; dans la steppe herbeuse, la transhumance des troupeaux prive le nomade du sens de la propriété terrienne; au- dessus des sous-sols riches en minéraux utiles, l’usine tend à faire de l’ouvrier un déraciné. Mais cette loi même appelle de sérieuses reserves ; il suffit pour s’en convaincre, de comparer la ladrerie du paysan français à l’insouciance du moujik ou au fatalisme du fellah.

Ce qui est vrai, c’est que la terre et la race se combinent pour former une ethnie. L’apport réciproque de ces deux facteurs est malaisé à déterminer. S’agissant de la Russie, le problème est d’autant plus complexe que cette nation se distingue par des traits psychologiques très particuliers.

Pour mettre les choses au point, il convient d’abord d’étudier le cadre physique où s’est établi et où a évolué le peuple russe. Nous entendons par ce cadre la partie européenne de l’U. R. S. S. actuelle. La partie asiatique, en effet, n’en a été largement colonisée qu’à partir du siècle dernier, elle ne peut donc être considérée comme utile à notre dessein.

 

LA PLAINE DE L’EUROPE ORIENTALE

Des contreforts orientaux des Carpathes à la chaîne de l’Oural, des bords de l’Océan glacial aux lives de la Mer Noire et aux monts du Caucase, s’étend une plaine qui comprend environ cinq millions de kilomètres carrés, soit près de la moitié du continent européen. Nulle part, sur cet immense espace, l’altitude ne dépasse 400 mètres : les hauteurs de la rive droite de la Volga n’atteignent que 396 mètres, les collines du Donets s’élèvent à 369 mètres, tandis que le plateau de Valdat, entre Léningrad et Moscou, culmine à 322 mètres.

Cette Europe orientale se distingue de l’occidentale par trois traits bien définis : elle est continentale, elle ne possède pas de mon­tagnes, son sol ne contient pas de pierres. Trois éléments qui, à des degrés divers, joueront un rôle dans la marche de l’histoire russe.

Notons, de plus, que, du côté de l’ouest, la plaine russe n’a point de frontières naturelles et qu’elle est sous la menace constante d’une attaque de ses voisins. Vers l’est, l’Oural est une médiocre barrière (son plus haut sommet n’est que de 1.900 mètres), barrière qu’on peut d’ailleurs tourner par le sud et qui n’a jamais arrêté les cava­liers mongols. Les seules frontières naturelles sont celles du nord et du sud, mais elles sont sans grand intérêt stratégique, l’envahisseur éventuel étant peu tenté de passer par l’Océan Glacial ou par le bassin à demi-fermé de la Mer Noire.

Si le relief de cette vaste plaine est uniforme, la nature du terrain et de la végétation ne l’est point. Trois zones bien marquées se succèdent du nord au sud : la toundra, la forêt, la steppe.

La toundra intéresse peu l’historien : steppe polaire au sous-sol éternellement gelé, glacée en hiver, marécageuse et infestée de mous­tiques pendant un été fort court, elle n’est et ne semble devoir jamais être habitée que par quelques nomades chasseurs ou éleveurs de rennes.

La zone des forêts, beaucoup plus large, a, par contre, joué un rôle important dans la formation du peuple et de l’État grands- russiens. Elle comporte des forêts à aiguilles (pins, sapins, épicéas, mélèzes, avec quelques bouleaux), et, vers le sud, des forêts mixtes (conifères mêlés de bouleaux, de charmes et de chênes). Elle est entrecoupée de marais, de lacs, de clairières, et parcourue par de nombreux cours d’eau. Après des siècles de défrichement, la sylve russe a naturellement diminué d’étendue : elle reste dense dans le bassin de la Pclchora, où l’on n’arrive pas à abattre chaque année autant de bois qu’il en repousse.

A partir des rives de l’Oka, la forêt s’éclaircit et devient la steppe boisée, puis celle-ci, au-delà d’une ligne qui passe approximati­vement par Kiev, Kharkov et Kazan, se transforme en steppe véri­table, sans arbres. Vastes étendues de grandes herbes et de plantes bulbeuses, où succèdent aux vives fleurs printanières l’ondulation argentée des touffes de la stipe plumeuse, les steppes ont, plus encore que les forêts, cédé la place aux cultures.

Ces cultures, elles-mêmes, dépendent étroitement de la nature des sols. Ceux-ci comprennent, sous les forêts de conifères, le podzol, littéralement « sol cendré », fait de silice presque pure, et, partant, fort peu fertile, et, sous les forêts mixtes, le « sol gris », un peu moins pauvre en terreau. Plus au sud commence le fameux tcher­noziom (« terre noire »), qui fait l’incroyable fécondité de la steppe herbeuse et qui forme une bande large de 375 à 850 kilomètres, allant des frontières de la Roumanie aux montagnes de l’Oural. Très riches en humus, les terres noires conviennent particulièrement à la culture du froment. Depuis qu’elles ont été colonisées, ce sont elles qui nourrissent le « Nord affamé ».

Ajoutons que, à l’extrémité sud-est de la plaine russe, du côté des bouches de la Volga, la steppe, devenue salée et stérile, annonce les déserts de l’Asie centrale.

Tandis que la forêt a toujours eu des habitants sédentaires, chas­seurs, pêcheurs ou agriculteurs, la steppe est longtemps demeurée le domaine des pasteurs nomades et le lieu de passage des invasions venues d’Asie et qu’aucun obstacle naturel n’arrêtait. Le contraste entre ces deux grandes zones de la plaine russe est vivement reflété par l’histoire des peuples qui y ont vécu ou qui y sont passés.

Ce qui distingue uniformément ces divers terrains, c’est le manque de pierres. A part les quelques blocs erratiques abandonnés par le glacier préhistorique, on ne voit nulle part apparaître cette ossature de roc qui, dans presque tous les pays d’Occident, soutient et main­tient le sol. Aussi, qu’elle soit sablonneuse, marécageuse ou riche en terreau, la plaine russe n’offre-t-elle nulle part à l’homme les matériaux qui lui permettraient de construire des édifices so­lides. des fortifications imprenables, des routes pavées ou em­pierrées.

LE RÉSEAU FLUVIAL

Si la plaine russe est sans bornes, les communications y sont toutefois facilitées par l’absence de montagnes et, surtout, par un réseau hydrographique des mieux distribués. De puissants cours d’eau la parcourent en tous sens et leurs affluents sillonnent le pays tout entier. La Volga, le plus long fleuve d’Europe, coule sur 3.357 kilomètres, le Dniepr sur 2.138, le Don sur 1.808; la Kama et l’Oka, affluents de la Volga, ont respectivement 1.882 et 1.472 kilomètres de longueur, soit plus que le Rhône (2). Ces cours d’eau, très poissonneux, coulent lentement entre des rives généralement plates; leur débit est très variable, énorme au moment de la fonte des neiges et des glaces, extrêmement réduit lorsque l’été est sec. Un autre inconvénient provient du fait qu’ils demeurent gelés pendant plusieurs mois chaque année.

Mais le défaut principal des fleuves russes, c’est leur aboutisse­ment. La Volga tombe dans la Caspienne, qui n’est qu’un grand lac; le Don, le Dniepr et le Dniestr dans la Mer Noire, à demi- fermée puisque son débouché n’a jamais appartenu à la Russie; la Néva, le Volkhov et la Duna dans la Baltique, à demi-fermée également et pour une raison analogue; enfin la Dvina et la Petchora se déversent dans l’Océan Glacial, impraticable la plus grande partie de l’année. Cette situation désavantageuse a, on le sait, déter­miné d’une façon constante la politique extérieure de l’État russe.

 

LE CLIMAT

Le climat de la plaine russe est nettement continental : les étés sont chauds et les hivers très froids. La température, à Moscou, est en hiver celle de la Suède septentrionale, en été celle de la région parisienne. Plus on avance vers l’est, et plus les oscillations annuelles du thermomètre sont considérables : à Kiev, elles atteignent 25°, à Moscou 29°, à Oufa 35° (elles ne sont que de 19° à Paris).

Si variable au cours de l'année, le climat russe est, par contre, d’une remarquable uniformité dans l’espace. Le relief n’offrant aucun obstacle aux vents, les saisons sont à peu près les mêmes partout : en janvier, il fait aussi froid à Astrakan qu’à Léningrad, villes séparées par 20 degrés de latitude; en été, la différence est plus grande entre le nord et le sud; toutefois, en juillet, on a noté à Arkangel, sur la Mer Blanche, des températures de 34°, soit presque autant qu’à Odessa sur la Mer Noire.

En hiver, la Russie est un vaste tapis de neige glacée et l’on peut sans difficulté la parcourir en traîneau d’un bout à l’autre. Il ne serait d’ailleurs pas paradoxal de dire que, là-bas, l’hiver est, à maints égards, la meilleure des saisons. Au printemps, la fonte des neiges rend les routes impraticables et l’on voit des chevaux se noyer dans la boue liquide; en été, la poussière et les moustiques gênent hommes et bêtes; en automne, les pluies défoncent à nou­veau les chemins. L’hiver, au contraire, avec son froid sec, son soleil qui fait étinceler la neige, met de la joie au cœur du paysan russe, qui, couvert de sa pelisse en peau de mouton, est assuré de retrouver, en rentrant chez lui, son isba au poêle toujours chaud.

D’ailleurs, la rudesse de ce climat extrême n’a pas été sans influ­encer heureusement la constitution physique de l’habitant : elle lui a donné une capacité de résistance qui, chez le soldat par exem­ple, a toujours fait l’admiration des étrangers. Les Femmes et les mères russes sont représentées par des babouchkas.